Savennières, « symphonie intérieure » : une dégustation en résonance avec Pascaline Lepeltier

Il y a des dégustations qui marquent toute une vie. Celle-ci en fait partie. Intimiste, émouvante, intellectuelle, cette expérience fut également politique. Ce jour-là, veille de mon anniversaire, j’ai vécu à Savennières une plongée au cœur du vibrant chenin ligérien. Cet événement était organisé par l’association In Vinea Veritas, dédiée à l’exploration et à la transmission de ce cépage fascinant. La dégustation était animée par l’immense sommelière Pascaline Lepeltier et son mentor Patrick Rigourd. Au-delà des vins découverts, c’est une à une véritable lecture du monde en bouteille que nous avons participé.

Déguster le paysage : l’approche poétique de Pascaline Lepeltier

Dès les premiers mots, l’intention est claire : nous n’allons pas analyser les vins, mais tenter de les ressentir. Pascaline Lepeltier ne croit pas aux grilles de dégustation figées. Elle prône le polysensoriel, les résonances et l’écoute du paysage intérieur. « Déguster un vin, dit-elle, c’est évaluer sa caisse de résonance : comment un vin résonne en moi ». Cette phrase, qui parle aussi de philosophie, m’a bouleversée. Je mesure à quel point déguster, c’est créer un espace d’attention, de présence à soi, au monde.

Déguster c’est se relier : au vivant, à la terre, à la personne qui a fait le vin, à celle qui le boit avec nous, à nos émotions. Cette approche véritablement humaine m’émeut. Elle rejoint ma propre vision : celle d’un vin qui n’est pas un produit, mais un médium de pensée, d’émotion, de lien surtout.

Savennières : un terroir fait de temps et de lumière

Le cadre de cette dégustation est l’un de mes préférés au Monde. Nous sommes à Savennières, en Anjou, sur la rive droite de la Loire. Le terroir est composé de schistes et de roches volcaniques datant de 350 millions d’années. Il est baigné d’une lumière douce et grisée. Ici, le chenin s’exprime avec une puissance singulière. Il raconte, à qui sait l’écouter, le passage du temps, le travail des femmes et des hommes, l’énergie de la roche, les vents…

Cépage non aromatique, le chenin a ceci de fascinant qu’il oblige à écouter ce qu’il ne dit pas d’emblée. Il propose. Il suggère. Qu’il soit sec ou liquoreux, cristallin ou ample, tendu ou généreux, il évolue dans le verre et dans le temps. Il s’adapte à tous les types de sols, mais exprime toujours quelque chose de vertical, de profond, de légèrement sauvage. J’ose le dire, il est mon cépage préféré. À Savennières, il est d’une élégance rare. Il me va droit au cœur.

Ce jour-là, nous avons dégusté au cœur des vignes plusieurs vins issus des lieux emblématiques de l’appellation : la Coulée de Serrant, la Roche aux Moines, la Croix Picot… Autant de noms qui convoquent des paysages, des histoires, des épiphanies…

Des vins vivants

Le premier vin, un chenin de soif, ciselé et joyeux, donne le ton : vivacité, tension, fruit. Un « coup de fouet » salin, qui appelle la curiosité.

Puis vient la mythique Coulée de Serrant 2023, vin de Nicolas Joly, vignoble en biodynamie depuis les années 1980. Un vin jeune, mais déjà puissant. En asséchant légèrement la bouche, il provoque une salivation intense. Ce vin demande de la patience et invite à penser en dehors des cadres.

La Roche aux Moines – d’abord sur le millésime 2023, puis 2022 – de Tessa Laroche propose une autre vibration : douceur, fruits du verger, notes racinaires. Ce sont des vins d’eau, de calme, de verticalité. Pour le chercheur Axel Marchal : « le vin naît deux fois : au chai et dans le palais du dégustateur ». Ces vins de Savennières ne dissent pas le contraire : ils se révèlent, se transforment, prennent vie à notre contact.

Enfin, la Croix Picot du Domaine de la Bergerie clôt la dégustation sur une envolée structurée, lumineuse, sans lourdeur. Comme une évidence, un point d’équilibre.

D’autres vins « surprises » accompagnent les échanges mais nous les tairons ici. Leurs histoires appartiennent à l’intimité du moment.

La minéralité, une question qui dérange (pour le mieux)

Au cours des discussions, Pascaline Lepeltier nous incite à interroger nos mots, notamment celui de « minéralité », si souvent galvaudé. Dans le vin, que décrit-on vraiment comme minéral ? Le goût du schiste ? Du silex ? De la pierre à fusil ? Ou bien une sensation ? Une absence de fruit, de sucre ? Une fraîcheur ? Une salivation ?

Elle rappelle très justement que ce que nous appelons « minéralité » est en réalité souvent le résultat de transformations organiques. Il n’y a pas de sel dans le vin, pas de roche à proprement parler. Ce sont des métabolismes, des fermentations, des équilibres subtils entre acides, phénols, textures. Le mot « minéralité » est un mot-valise, qui nous dit surtout à quel point il est difficile de parler du goût. Mais il est aussi un terme performatif, qui dessine une vision du vin : celle d’un vin sec, précis, tendu, salivant. C’est d’ailleurs ce que j’aime tant dans les grands chenins de Savennières.

Le vin au service la Cité

Ce qui m’a intimement touchée dans cette dégustation, c’est qu’elle s’inscrit dans une vision du Monde. Pour Pascaline Lepeltier comme pour moi, le vin est un éminemment politique. Il permet d’imaginer d’autres relations à l’Autre, au temps, à la nature. Il ouvre la possibilité d’un futur joyeux. Sans moralisme. Avec du plaisir. Avec de la beauté. Et en conscience.

Dans le podcast « Le bon grain de l’ivresse », Pascaline Lepeltier l’affirme avec force : on peut pratiquer la sommellerie autrement. On peut, par le vin, transmettre des valeurs, une attention, une ouverture. C’est ce que m’a fait cette dégustation. Et c’est ce que je m’attache à faire moi aussi, dans les projets que je mène.

Ressentir plutôt que comprendre

Je repars de cette expérience en ayant pleinement appréhendé l’importance d’être à l’écoute. De soi, du vin mais aussi des autres. J’ai également compris que déguster c’est chercher des mots nouveaux pour dire des sensations humaines.

Déguster c’est accepter de ne pas comprendre tout de suite. C’est accepter de se laisser transformer. De découvrir un vin, bien sûr, mais aussi un paysage, une histoire, une expression singulière.

C’était une dégustation, certes. Mais en réalité, c’était bien plus que cela. C’était une rencontre unique avec les émotions et le vivant.

N'hésitez pas à partager cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Derniers articles: